Le 24 février, le président russe a décidé d’envahir l’Ukraine, violant ouvertement son territoire et les règles du droit international. Coup de folie ? Stratégie mûrement réfléchie ? Le magazine Phosphore a tenté de décrypter ses pensées.
Poutine a une obsession de grandeur
Depuis la chute de l’Union soviétique, toutes les républiques satellites de la Russie sont devenues indépendantes en 1990 et 1991. Un crève-cœur pour Vladimir Poutine, qui arrive au pouvoir en 1999 pour redresser l’économie russe, après une décennie de crise. En 22 années à la tête de la Russie, il n’a cessé de vouloir reconstituer la sphère d’influence de l’ex-URSS. Sa stratégie consiste à dire “stop” à toute revendication d’autonomie sur le territoire russe. Comme en 1999, quand il réprime dans le sang un mouvement indépendantiste en Tchétchénie, une république de Russie située sur le versant nord des montagnes du Caucase.
“Poutine se sent investi d’une mission historique, il a l’impression de suivre le sens de l’histoire, décrit Anna Colin Lebedev, chercheuse et spécialiste des sociétés post-soviétiques. Ses intonations sont pleines d’une charge émotionnelle lourde, comme lorsqu’il a dit, trois jours avant l’invasion de l’Ukraine, que le «seul but des Américains est d’empêcher le développement de la Russie».” Son rêve de recréer une superpuissance russe se confronte pourtant aux réalités de son économie : aujourd’hui, le PIB (indicateur mesurant la richesse d’un pays) de la Russie est à peu près le même que celui de l’Espagne, 35 fois plus petite en taille !
Poutine vise l’Ukraine depuis longtemps
Ses visées sur l’Ukraine ne datent pas d’hier. Le pays est en effet stratégiquement placé entre la Russie et l’Occident (les pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord), deux grands rivaux. Quand, en 2013, une révolution démocratique éclate en Ukraine, pour exiger notamment un rapprochement avec l’Union européenne, le risque de voir le “peuple frère” ukrainien quitter le giron russe est insupportable pour Poutine. Il accuse l’Occident d’orchestrer le mouvement et, en réponse, préconise de “réunir” les russophones. Moscou aide militairement les séparatistes pro-russes (des russophones qui demandent un rattachement à la Russie) dans le Donbass, à l’est. L’Ukraine s’y oppose et envoie son armée. Le conflit est toujours en cours, et a tué près de 14 000 personnes.
En 2014, Poutine va plus loin en annexant la Crimée – une presqu’île au sud de l’Ukraine, habitée en majorité par des russophones –, au mépris du droit international. Ce succès garantit à la Russie un accès direct à la mer Noire, stratégique pour la marine russe et le transport des hydrocarbures russes dans le monde entier.
Poutine voit les Russes et les Ukrainiens comme un seul et même peuple
Ces deux peuples slaves sont des héritiers de l’époque médiévale. La capitale de l’Ukraine, Kiev, était le cœur de la Rus’, le nom donné à la première principauté réunissant les deux pays au IXe siècle. Sans se soucier des raccourcis historiques, Vladimir Poutine considère que l’Ukraine est une erreur de l’histoire, une république “créée” lors de la fondation de l’URSS, en 1922. “Remettre en question un découpage territorial qui a été défini il y a cent ans, c’est une manipulation, estime Anna Colin Lebedev. Le sentiment national ukrainien remonte à bien plus loin et suit l’histoire des autres pays d’Europe.” La guerre qui fait rage depuis 2014 dans le Donbass a rapproché le peuple ukrainien. La chercheuse ajoute : “L’Ukraine est devenue un ensemble de citoyens unis contre un État oppresseur, la Russie”. Depuis le début de l’invasion, la population et le président ukrainien Volodymyr Zelensky se sont démarqués par leur courage et leur combat pour leur indépendance. Des milliers de volontaires de tout âge ont pris les armes contre cette guerre décrite comme “injuste”. “L’armée russe ne s’attendait pas à une telle opposition, assure Nicolas Tenzer, chercheur et directeur du site Desk Russie. Beaucoup de Russes pensaient que les Ukrainiens les accueilleraient à bras ouverts, en libérateurs.”
Il veut dénazifier l’Ukraine
Poutine a promis de débarrasser l’Ukraine de “la bande de toxicomanes et de néonazis au pouvoir à Kiev”. Le président ukrainien a pourtant été élu sur un programme de lutte contre la corruption des élites, et n’a rien d’un extrémiste. Les partis d’extrême droite sont, de fait, peu visibles dans le paysage politique ukrainien. Aucun membre du parlement n’y est rattaché. En 2014, une poignée de factions néonazies se sont engagées côté ukrainien pour la défense du Donbass. Selon Moscou, ces soldats persécuteraient les russophones de l’est du pays, allant jusqu’à parler de “génocide”. Tout indique cependant qu’ils sont restés ultraminoritaires. “Il y a eu des bataillons d’engagés volontaires qui se sont rendus coupables d’exactions contre des civils. Mais leur rôle n’a cessé de diminuer”, estime Anna Colin Lebedev.
Il décrit les Occidentaux comme des lâches
Vladimir Poutine part du principe que les pays occidentaux, et les États-Unis, sont lâches à cause de leur aversion pour la guerre. “Il a compris notre peur de l’affrontement, décrit Anna Colin Lebedev. La tactique russe est de tâter le terrain, franchir une ligne rouge, voir les réactions, puis franchir une nouvelle ligne rouge.” Le Kremlin nous a testés à plusieurs reprises. “Jusqu’à présent, Poutine a toujours eu raison : lorsque l’armée russe a annexé la Crimée ou commis des crimes de guerre en Syrie ou en Géorgie, les Occidentaux sont restés divisés”, explique Nicolas Tenzer. En témoigne la Géorgie, une ancienne république soviétique, au sud de la Russie. En 2008, le pays a déployé son armée contre deux provinces, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, qui demandaient leur autonomie. C’est ce qui a servi de prétexte à l’armée russe pour engloutir ces deux régions russophones. “À l’époque, les États-Unis ne voulaient pas d’un nouveau conflit. Les Européens se sont retrouvés tout seuls, résume Nicolas Tenzer. Nicolas Sarkozy, alors président de la France, a accepté la situation et, implicitement, reconnu la victoire russe.” Mais l’invasion de l’Ukraine, si proche de l’Europe, change la donne. Les États-Unis et les pays européens ont pris des sanctions sans précédent afin d’asphyxier l’économie russe. Et, pour la première fois, l’UE a envoyé des armes à un autre pays, l’Ukraine.
Il est parano
Le cliché le plus répandu dans les médias occidentaux décrit Poutine comme un joueur d’échecs, froid et calculateur. Et pour cause : selon le renseignement américain, son attaque contre l’Ukraine a été minutieusement préparée pendant des mois. Mais ces dernières années, plusieurs indices montrent que le président russe se serait radicalisé. En 2014 déjà, après un entretien au sujet de l’annexion de la Crimée, la chancelière allemande Angela Merkel déclarait que Poutine avait “perdu tout contact avec la réalité”. Emmanuel Macron le qualifie de “parano”. Depuis le début de la pandémie de Covid, Poutine semble isolé. À l’image de ces tables de réunion de plusieurs mètres de long qu’il impose à ses invités ou à son état-major. “Il est sans équipe. On ne sait même pas comment il s’informe”, affirme Anna Colin Lebedev. Les spécialistes décrivent son obsession croissante au fil des années pour la grandeur russe.
Sa progression lente, ligne rouge après ligne rouge
Une nouvelle ligne a été dépassée le 27 février 2022, quand Poutine a ordonné à ses militaires de se tenir prêt à utiliser l’arme nucléaire. Une première depuis la fin de la guerre froide. “S’il avait vraiment voulu la grandeur de la Russie, Poutine aurait financé des centres de recherche. Son idéologie est plutôt celle de la destruction, juge Nicolas Tenzer. Pour accomplir son objectif, il est prêt à un sacrifice total.” Ancien officier des services secrets de l’URSS, le KGB, la mission suicide faisait partie de sa formation. La prochaine élection présidentielle doit avoir lieu en 2024 en Russie : Poutine espère-t-il laisser un héritage de conquêtes avant de partir, ou se faire réélire une nouvelle fois grâce à elles ? Pourrait-il envahir d’autres territoires ? Jusqu’où est-il prêt à aller ? Ces questions préoccupent grandement les Occidentaux et les anciennes républiques soviétiques, qui veulent garder leur indépendance…
Pour aller plus loin
Podcast : “Guerre en Ukraine”, par les envoyés spéciaux de Radio France sur le terrain. Ils y racontent ce qu’ils voient, donnent la parole aux Ukrainiens. Un podcast quotidien d’une dizaine de minutes, accessible, pédago, émouvant. Sur les plateformes de podcast et l’appli de Radio France.
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