Comment ça se concocte, une histoire pour les petits ? La rédaction du magazine Pomme d’Api a demandé à deux autrices et à un auteur leurs secrets de fabrication pour fignoler un récit aux petits oignons. Leur règle d’or : toucher les enfants et être compris par eux. Mais pas seulement. Ils pensent aussi à vous, les parents ! Et à votre plaisir de partager un moment précieux avec votre enfant lorsque vous lui lisez une histoire…
Trois écrivains jeunesse se racontent…
Elsa Valentin, autrice des Trois Petits Chonchons (la grande histoire à lire dans le numéro de Pomme d’Api de novembre 2021), Agnès de Lestrade, à la bibliographie très fournie, et Bruno Gibert, qui manie l’encre et les couleurs avec une affection particulière pour des animaux qui parlent de nous, ont répondu aux questions de la rédaction de Pomme d’Api.
Elsa Valentin : “Jouer avec les mots permet de réenchanter le langage.”
Pomme d’Api : Le conte est important dans votre univers. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Elsa Valentin : Selon moi, le conte représente le patrimoine commun avec lequel on peut jouer. Il appartient à chacun de nous, nous pouvons nous l’approprier. Et puis il possède aussi une dimension évolutive : de conteur en conteur, le récit évolue selon les lieux, les époques… À chaque fois, il dit donc quelque chose d’assez profond.
Pour Les Trois Petits Chonchons, il s’agit d’une commande de Pomme d’Api. Qui est tombée au bon moment ! Cela faisait un certain temps que je ne m’étais pas amusée à détourner un conte, j’étais prête à renouer avec l’exercice. Ce qui m’amuse dans ce type de projets, c’est le décalage. Dans celui-ci, j’ai joué à déconstruire les stéréotypes de genre. Le père est cuisinier et la mère travaille dans le bâtiment. Et c’est dans ce décalage-là que je trouve non seulement du plaisir mais que je peux aussi transmettre ma vision du monde. En l’occurrence, qu’un enfant peut se construire avec deux modèles parentaux différents.
Pomme d’Api : Dans vos textes, les jeux de langage sont aussi très présents. Dans Les Trois Petits Chonchons, on “pâtissouille” ou on “visyeute” une maison…
Elsa Valentin : J’ai toujours aimé les langues inventées. Mon livre Bou et les 3 Zours repose d’ailleurs sur ce principe. Petite, j’étais une grande lectrice de Pef et de sa Belle Lisse Poire du Prince de Motordu. Et puis j’ai vécu deux ans au Cap-Vert où j’ai découvert le créole. Peut-être est-ce de là que vient mon envie de mélanger, de déformer, de malaxer les mots… D’autant que j’ai la hantise du cliché. Quand je me relis, souvent, je ne suis pas satisfaite de mon texte. Je me dis : “Mais ça, on l’a déjà écrit !”
Jouer avec les mots me permet d’éviter cet écueil, de réenchanter le langage. Quand je rencontre des classes, je dis souvent aux enfants que la langue est une matière à notre disposition. On peut sortir de la norme orthographique, grammaticale. Mais la naissance de tout cela est très mystérieuse ! Je crois qu’on peut parler d’inspiration… Ces mots me viennent au fil de la plume. Quand j’écris, c’est un feu d’artifice. Après, je trie. La seule limite, c’est de se faire comprendre des autres. Si le contexte, la sonorité permettent de rattacher le mot inventé à des mots existants, c’est très bien. D’ailleurs, les enfants sont très réceptifs. Je crois que les petits ont très tôt une conscience “métalinguistique” du texte ; ils comprennent que l’on peut jouer avec les mots. Car oui, les mots servent à parler, mais aussi à rigoler !
Pomme d’Api : Votre imaginaire a-t-il évolué avec le temps ?
Elsa Valentin : Ce qui se passe dans le monde influence mon écriture. Et oui, je crois que mon imaginaire s’agrandit. Les enfants m’inspirent beaucoup. Il m’arrive d’ailleurs de leur piquer des expressions. Mais je leur demande la permission ! Quand j’étais professeure des écoles, un de mes élèves m’avait dit : “Je déraisonne du ciboulot !” Je lui ai demandé si je pouvais réutiliser son expression. Idem avec mes filles. Quand elles étaient petites, elles disaient la “motolokive”, au lieu de la “locomotive”. On retrouve d’ailleurs ce mot dans l’album Ours et gouttes (Didier jeunesse).
Pomme d’Api : Peut-on tout raconter à des enfants ?
Elsa Valentin : Pour moi, il est essentiel de ne pas nuire, de ne pas susciter en eux d’images violentes, troublantes ou trop dérangeantes. Il faut garder une bienveillance envers son lecteur dans les images qu’on va faire naître en lui, dans le dénouement du récit. Le livre doit donner des ressources pour affronter les problèmes. On peut offrir de la complexité, jouer avec ses lecteurs, tout en faisant attention à la vision du monde qu’on leur renvoie. Disons que je préfère accompagner plutôt que bousculer.
- À lire : Bou et les 3 Zours, d’Elsa Valentin et Ilya Green, L’atelier du poisson soluble.
Agnès de Lestrade : “Écrire, c’est jouer.”
Pomme d’Api : Vous avez écrit plus de 200 livres. Comment vous viennent vos idées ?
Agnès de Lestrade : Par les titres ! J’ai fait des études de publicité et je crois qu’il en reste quelque chose. Les titres me viennent presque comme un slogan. Prenons l’exemple de La petite fille qui ne voulait plus cracher. J’ai eu cette phrase en tête, je me suis posé des questions (pourquoi crache-t-elle ?) et j’y ai répondu. J’ai comme ça des listes de titres dans mes tiroirs. Mais ce n’est pas toujours évident. Pour La petite tricoteuse d’histoires, j’ai mis six mois à trouver le fil du récit ! J’avais aussi en tête Petit Je Sais Tout et Je Sais Rien. Au bout d’un moment, j’ai enlevé Je Sais Rien pour me concentrer sur Petit Je Sais Tout…
Pomme d’Api : On dit souvent que les auteurs jeunesse doivent avoir conservé leur âme d’enfant. Pour vous, c’est vrai ou c’est un cliché ?
Agnès de Lestrade : C’est vrai, en ce qui me concerne ! Je suis d’ailleurs entourée de jouets, de gadgets. Mais je ne suis pas folle non plus, je ne passe pas ma journée à jouer aux Playmobil® ! Par exemple, pour mes enfants, je suis une mère structurée, je ne suis pas complètement évaporée. Mais écrire, c’est jouer. Et les enfants jouent beaucoup. Donc j’ai conservé cette fraîcheur, cet imaginaire… liés à l’enfance.
Pomme d’Api : Combien de temps mettez-vous à écrire une histoire ?
Agnès de Lestrade : Je les mûris longuement dans ma tête puis je les écris vite : en une heure, c’est réglé. En fait, j’écris à l’oreille. Je rédige des textes que les enfants puissent entendre et voir à la fois. Quand je relis mes histoires, je me rends compte qu’il y a souvent un message de solidarité. Ce n’est pas prémédité, mais ce sont les valeurs que j’ai reçues et que j’ai à mon tour transmises à mes enfants. Ce n’est pas volontaire, mais ces notions infusent forcément dans mes récits.
Pomme d’Api : Y a-t-il des livres qui vous ont marquée dans votre jeunesse ?
Agnès de Lestrade : J’ai un souvenir très fort de Jeanne aux chevaux de Michel-Aymé Baudouy. C’était un ami d’amis de mes parents et il était venu à la maison. Il m’avait dédicacé son livre. Or, à l’époque, je lisais beaucoup la comtesse de Ségur. Pour moi, les auteurs étaient des gens morts. Et voilà que j’en rencontrais un qui était en vie ! Ça a été un déclencheur : moi aussi je pouvais écrire des histoires… D’ailleurs je rencontre régulièrement des classes et c’est une des grandes joies de mon métier, de se dire qu’on peut offrir des heures de bonheur grâce à son histoire, voire qu’on peut changer des vies grâce à un livre.
- À lire : Boubou l’ours et le câlin de 18 heures, d’Agnès de Lestrade et Gaëlle Duhazé, Casterman. Petit-pas-de-souci, sa dernière histoire parue dans Pomme d’Api (septembre 2021).
Bruno Gibert : “L’animal est un excellent vecteur pour faire passer des émotions humaines.”
Pomme d’Api : Dans vos livres, les personnages sont souvent des animaux. Pourquoi ?
Bruno Gibert : Parce qu’ils constituent des vecteurs formidables et une source graphique beaucoup plus riche que le genre humain. C’est un principe qui remonte aux fables : l’animal permet de faire passer des émotions humaines. Il autorise, voire encourage la caricature. Et puis un animal qui qui dit “je” favorise l’identification.
Pomme d’Api : Vous écrivez, mais aussi illustrez des histoires. Comment envisagez-vous le rapport entre texte et images ?
Bruno Gibert : Je crois qu’il faut accompagner le texte, mais pas l’illustrer littéralement. Il s’agit de trouver un sens souterrain, pas d’être redondant par rapport à l’histoire. En fait, c’est comme si je me baladais avec deux valises : celle du texte, celle du dessin. Mais je ne les porte pas du même bras. Quand j’écris, je vois déjà l’image et je sais où le texte doit s’arrêter. Je pense les deux en même temps, avec un tout petit temps d’avance sur le texte.
Pomme d’Api : Un récit pour la jeunesse doit-il comporter un message ?
Bruno Gibert : Personnellement, j’aime les morales… mais dans les fables ! D’ailleurs, dans mon dernier livre, La malheureuse histoire de Madame Lacrotte, les enfants sont très choqués parce que ça ne se termine pas bien. Mon héroïne téléphone à monsieur Vomi qui lui raccroche au nez. Elle ne trouve pas le bonheur et il n’y a pas de morale. Mais c’est comme ça !
Pomme d’Api : Y a-t-il une spécificité de l’écriture pour les enfants ?
Bruno Gibert : C’est comme dans la vie : on ne parle pas à un enfant comme on parle à un adulte. Il faut user d’une certaine brièveté : trois ou quatre phrases par page, bien écrites et oralement bien balancées, parce que je pense aussi aux parents qui vont lire mon histoire. J’ai horreur de la langue un peu gâteuse, un peu bêtifiante, et je n’hésite pas à utiliser parfois des mots compliqués. En fait, il faut qu’il y ait plusieurs niveaux de langage dans une histoire, qu’elle comporte un sous-texte pour le parent, afin qu’ensuite, la discussion s’engage avec l’enfant.
- À lire : La malheureuse histoire de Madame Lacrotte, écrite et illustrée par Bruno Gibert, Sarbacane. La loutre et la grenouille, sa dernière histoire parue dans Pomme d’Api (juillet 2021).