WANG ZHAO/AFP.
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Les photos d’actu peuvent-elles mentir ?

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Les collégiens et les lycéens baignent dans un monde d’images ! Mais savent-ils les analyser ? Le magazine Phosphore leur donne des clés pour se poser les bonnes questions et apprendre à décrypter les photos d’actu, à l’occasion de la 32e édition de la Semaine de la presse et des médias dans l’école.

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© WANG ZHAO/AFP. Extrait du magazine Phosphore n°507. Les photos d'actu peuvent-elles mentir ?

Cas n° 1 : les photos de manif prennent-elles parti ?

Extrait du magazine Phosphore n°507. Les photos de manif prennent-elles parti ?

Regarde cette photo prise sur les Champs-Élysées, à Paris en mars 2019. Que voit-on ? Un homme plié en deux en train de se faire taper dessus. La photo joue sur les contrastes. Il est seul quand autour de lui, il y a plusieurs policiers. Deux que l’on voit très bien, quatre que l’on devine… L’autre contraste, c’est la posture. Les forces de l’ordre sont debout, élancées, saisies dans un geste où elles se déploient, les bras (et les matraques) en l’air. Le manifestant baisse la tête, plie son dos. Il est à moitié déshabillé quand les policiers sont en Robocop : casque, masque à gaz, gilet pare-balles, genouillère… Et puis bien sûr, ils frappent quand il prend les coups, sans chercher à répliquer. Face à une telle image, évidemment on prend parti. Parce que le jeune semble seul et sans défense et les policiers menaçants.

Autre photo des gilets jaunes sur les Champs-Élysées. Nous sommes au milieu de policiers qui se prennent des caillasses sur la tête. Ce sont les manifestants qui paraissent alors violents. Ils forment à l’arrière-plan une barrière infranchissable. Les policiers ne sont que trois face à la foule. Et les pierres qui jonchent le sol désignent les policiers comme des cibles de la vindicte populaire. Au milieu, l’homme lève le pied pour éviter un pavé, obligé de se tenir à ses collègues pour ne pas tomber. À droite, le policier avec une mine apeurée, tient fermement son bouclier pour se protéger… C’est vers les policiers que se dirige notre sympathie. Car le photographe est littéralement de leur côté. Et ces pierres, c’est un peu nous qui regardons la photo qui les recevons.

Aiguise ton regard

Demande-toi toujours : “Où se situe le photographe ?” Cela exprime un point de vue, dans les deux sens du terme : l’endroit d’où le photographe perçoit l’action et sa sensibilité face à la situation. Dans beaucoup de manifs, il y a des coups échangés des deux côtés. Mais si le photographe est du côté des forces de l’ordre ou au milieu des manifestants, l’image ne sera pas la même !

Cas n° 2 : pourquoi n’y a-t-il pas tout le monde sur la photo ?

Cela ressemble à une photo de classe. Quatre jeunes filles bien alignées devant les Alpes. Parmi elle, on reconnaît Greta Thunberg. Ce sont quatre jeunes filles engagées pour la planète, quatre militantes qui posent pour un photographe de l’agence américaine Associated Press, lors du sommet de Davos en Suisse. Quatre ? Cinq en fait ! Le cliché original, c’est celui publié juste en dessous (voir pdf à télécharger). Exit Vanessa Nakate, cette activiste de 24 ans devenue célèbre en manifestant seule pour le climat dans son pays, l’Ouganda, où faire grève est interdit. Quand elle a vu circuler la photo sans elle sur Internet, Vanessa Nakate a réagi : “C’est la première fois de ma vie que j’ai compris la définition du mot racisme.” David Ake, le directeur de la photographie de l’agence de presse qui a diffusé l’image tronquée, a tenté de justifier : “Le photographe a essayé de faire sortir une photo rapidement dans un délai très court et l’a recadrée pour des raisons de composition, car il pensait que le bâtiment en arrière-plan était distrayant.“ Admettons…

Photographier, c’est cadrer. Quand un photographe appuie sur le déclencheur de son appareil, il fait forcément un choix. Pourquoi s’approche-t-il autant d’untel plutôt que d’un autre ? Pourquoi cadre-t-il celle-là et pas celle-ci ? C’est son choix. Là, il l’a fait après coup. D’autres le font avant, au moment de réaliser leur image. Mais aurait-il assumé de demander à l’une des militantes de sortir du cadre ? Et les filles auraient-elles accepté sa demande ?

Aiguise ton regard

Qui a cadré la photo ? Qui l’a publiée ? Qui l’a fait circuler ? Trois questions pour trois étapes. C’est à chaque fois un choix, et donc une intention. Cela peut être le plus souvent celle de documenter le réel et d’informer le public. Mais cela peut aussi servir une intention de propagande. C’est pour cela que dans les journaux, on donne toujours le nom de la ou du photographe (souvent à la verticale, le long de la photo) : c’est le “crédit”. C’est pour cela aussi que chaque journal doit pouvoir justifier l’origine des photos qu’il imprime.

Cas n° 3 : la presse est-elle complaisante envers les puissants ?

Extrait du magazine Phosphore n°507. La presse est-elle complaisante envers les puissants ? - La photo est-elle une preuve ?

Regardez Emmanuel Macron et sa femme en train de se promener nonchalamment le dimanche du premier tour de l’élection présidentielle de 2017 ! Pas de stress, pas d’angoisse. Pas de conseillers non plus. Les voilà passant un dimanche paisible. C’est en tout cas l’image que le futur président veut donner. Ils ne regardent pas le photographe, ils rigolent. Ils semblent seuls au monde : autour d’eux, pour tout décor, la nature verdoyante à perte de vue. On dirait un instant d’intimité pris en cachette.

Voici le contrechamp, quelques secondes plus tard. Le service de presse du candidat a prévenu les photographes qui ont accouru pour faire tous le même cliché. Sauf un, qui a tourné son appareil pour en dévoiler les coulisses. Et démasquer le côté complètement fabriqué de cet instant. C’est la force des démocraties : quand un photographe ou un média veut flatter un puissant, ou transmettre sans esprit critique son message (ici, le candidat est serein, sûr de sa victoire probable), il y en a toujours un pour rétablir la vérité. Quand la presse est suffisamment variée, les intérêts des uns luttent avec les intérêts des autres.

Aiguise ton regard

Pense à varier tes sources d’information. Bien sûr, nous sommes tous fidèles à un journal, une radio, une émission plutôt qu’à une autre. Mais pour être des citoyens éclairés, c’est bien de regarder le travail de différents journalistes. Et demande-toi qui les paye. À Phosphore, on dépend très peu de la pub, et notre actionnaire ne se verse pas de dividende. 95 % de nos revenus, c’est l’argent de nos lecteurs qui nous achètent ou qui s’abonnent. Cela nous permet d’être indépendants de bien des pressions.

Cas n° 4 : la photo est-elle une preuve ?

Le 6 janvier dernier, on a vu des images hallucinantes. Une foule envahissait à Washington le Capitole, où siègent les sénateurs et les représentants américains. Sur les premières vidéos et photos qui nous sont parvenus, on a vu des scènes de complicité comme celle ci-dessus entre les policiers et les manifestants. Peut-on faire plus tendre ? À droite un policier. Il a l’écusson du Capitole en gros plan sur son épaule, pour que l’on puisse bien l’identifier. À gauche, un manifestant. Le premier prend soin du second. Il le regarde avec attention. De sa main droite, il s’apprête à verser de l’eau sur son visage, tandis que sa main gauche, glissée sous son cou, retient sa tête penchée, comme abandonnée. Entre ses doigts, le policier tient même ses lunettes. Il lui nettoie les yeux, ses collègues ayant lancé du gaz lacrymogène sur la foule. De telles images laissent penser que la police a laissé faire, pris le parti des supporters de Donald Trump.

Cette photo d’un militant pillant les salons du Capitole semble témoigner d’un laxisme des forces de l’ordre. D’autres photos témoignent au contraire d’une réaction des forces de l’ordre. En fait, a-t-on compris ensuite, la police du Capitole ne compte que 2 000 agents. Elle n’a pas pu tenir ses positions face aux milliers de manifestants. La foule a fait céder les barrières, des policiers ont été frappés, l’un d’eux a été tué. Ce qui est apparu après enquête des journalistes, c’est qu’ils n’étaient pas assez nombreux, et que l’immense majorité des policiers sur place a fait son job. Quand le rapport de force est trop déséquilibré, mieux vaut ouvrir les barrières, que se faire écraser ou laisser se faire écraser ceux qui sont en première ligne. Et la police s’est concentrée sur l’essentiel : en l’occurrence ici, évacuer et mettre en sécurité les élus, neutraliser les manifestants armés.

Aiguise ton regard

Il faut accepter parfois de prendre le temps. On ne peut pas tout savoir, tout voir d’un évènement au moment où il se déroule. Pour remettre les photos en contexte, il faut lire les textes qui les accompagnent, les enquêtes des journalistes présents. Si on dit qu’une “image vaut mille mots”, qu’un “croquis vaut mieux qu’un long discours”, un récit permet de mieux saisir la complexité d’une situation.

Cas n° 5 : les photographes doivent-ils tout montrer ?

Extrait du magazine Phosphore n°507. Les photographes doivent-ils tout montrer ? - Faut-il toujours une légende ?

En juin 2018, la journaliste Faustine Prévot est montée pour Phosphore sur le bateau de l’Aquarius où des volontaires du monde entier sauvaient des migrants au large de la Libye. Elle a passé trois semaines à bord. “C’est le reportage le plus bouleversant que j’ai fait. Lors d’un sauvetage avec beaucoup de victimes, toutes les personnes embarquées, doivent être utiles. J’ai été formée aux procédures en mer et aux premiers secours. Je n’oublierai jamais les visages des bébés arrivés en arrêt respiratoire, ni celui de la femme qui ne s’est pas réveillée malgré un long massage cardiaque.” Le photographe Laurin Schmid qui était avec elle sur le bateau a tout pris en photo aussi. Mais que montrer ? Nous avons choisi de retenir certaines images. On a publié celle du haut, car on voit à quel point ce n’est pas facile de sauver quelqu’un. Il faut du monde, du matériel, de la force physique. Cet homme tenu à bout de bras, entre celui qui est installé sur l’échelle et celui qui est à l’eau, ça pourrait être nous. Il est à deux doigts de tomber, il se donne à fond. Il fait le lien entre la mer et le bateau, entre un espace dangereux et un autre où les naufragés sont enfin en sécurité.

Une autre photo nous avait semblé trop angoissante. On voit le sauveur, on ne voit pas la personne qu’il veut rattraper. À ce moment précis, elle a la tête sous l’eau, on ne sait pas si elle respire encore. C’est trop violent. De même, nous ne pouvions pas publier les photos des scènes racontées par notre journaliste, celle des bébés en arrêt respiratoire, ou de la femme morte. Une photo choc est-elle le meilleur moyen d’attirer l’attention ? Parfois, oui. La photo du petit Aylan, mort sur une plage de Turquie, a braqué les yeux de tous sur le sort de ces migrants traversant la Méditerranée. Les journalistes avaient déjà réalisé des reportages sur cette réalité, mais c’est cette photo qui a fait bouger l’opinion. À l’inverse, des images violentes peuvent nous heurter, et nous donner envie de vite les chasser de notre champ de vision. Résultat : on ne lit pas l’article, on ne sait pas quelle réalité se cache derrière une photo qui nous a effrayés. Et puis il en va de notre responsabilité. À Phosphore, nous voulons alerter, raconter, mais pas choquer inutilement. Et surtout respecter la dignité humaine. Si c’était ton frère, ta mère, aimerais-tu voir son cadavre en photo dans les journaux ? Non.

Aiguise ton regard

La photo est-elle violente ou est-ce la réalité qui est insoutenable ? La voir est-il toujours indispensable ? Des textes peuvent décrire, des contrechamps sur des visages effrayés peuvent suffire à nous informer. Aucun journal n’a ainsi montré les cadavres de Charlie Hebdo, les morts du Bataclan ou la tête de Samuel Paty. Ces images existent, mais pourquoi les montrer ?

Cas n° 6 : faut-il toujours une légende ?

La maire de Besançon s’indigne sur Twitter en partageant une photo de gare bondée le 23 décembre dernier… Le gouvernement a maintenu la fermeture des théâtres et des cinémas pour limiter la circulation du coronavirus. Et les gares sont bondées ! La photo est parlante : des hommes et des femmes à perte de vue. Ils sortent du cadre sur la gauche, sur la droite, sur le bas. La foule déjà impressionnante semble ainsi se prolonger bien au-delà de l’image. Elle est prise en hauteur, en plongée. On n’est pas au milieu de la foule : on est dessus, avec un peu de recul. On ne se sent pas étouffé, mais au-dessus de la mêlée, on regarde ça avec surplomb, atterré.

Pourtant, si cette photo est bien prise à la gare de Lyon Part-Dieu, elle ne date pas du 23 décembre. Elle a été prise le 22 octobre, lorsqu’une alerte à la bombe a provoqué l’annulation de tous les trains. Ce qui explique la foule et la cohue.

Aiguise ton regard

Quand une photo circule, pense à retrouver la photo de départ en recherche inversée sur Google image. Tu retrouveras ainsi la légende, qui doit contenir la réponse au moins à 4 des 5 questions qui définissent un fait : Qui ? Quand ? Quoi ? Où ? Pour le “Pourquoi ?”, c’est en lisant les articles, les décryptages ou les reportages qui accompagnent la photo qu’on obtient l’information.

Pour aller plus loin : une mini-série sur YouTube

Phosphore lance une mini-série de sept vidéos sur YouTube, pour apprendre à décrypter les photos d’actu. En s’arrêtant sur des photos publiées dans la presse ou qui ont circulé sur les réseaux sociaux, le journaliste Fabien Marchesini guide ton regard. Il reprend les questions de ce dossier, récoltées par notre rédacteur en chef David Groison lors d’ateliers d’éducation aux médias et à l’image menés dans des médiathèques et des lycées. De quoi y voir un peu plus clair quand tu feras défiler devant tes yeux les millions de photos postées chaque minute sur le Net.


À découvrir sur la chaîne YouTube du magazine Phosphore

Extrait de la mini-série Point de vue du magazine Phosphore.

“Les photos d’actu peuvent-elles mentir ?”, article extrait du magazine Phosphore n°507, 1er avril 2021, en kiosque le 24 mars. Texte : David Groison.

Couverture du magazine Phosphore n°507, 1er avril 2021

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