Aujourd’hui, l’idée qu’on puisse lire une histoire à un tout-petit qui ne parle pas encore est largement acceptée. Certains adultes se sentent cependant intimidés, n’osent pas, ou ne savent pas comment s’y prendre. La rédaction de Popi consacre son supplément pour les parents aux moments de lecture partagés avec un tout-petit, tellement importants pour son développement et les liens qu’ils créent. Qu’on y mette le ton… ou pas !
Lis avec moi…
Isabelle Sagnet lit partout : dans les écoles, les relais d’assistantes maternelles, les parcs, les immeubles, les services de néonatalogie… Depuis 1988, l’association qu’elle dirige, Lis avec moi, sillonne le nord de la France avec une idée fixe : partager la lecture à voix haute avec tous les publics, dont les tout-petits.
Un livre, ça s’apprivoise
“Vous êtes sûre qu’il va comprendre ? Il n’a que deux mois !”… Il arrive que des réactions dubitatives accueillent l’équipe de Lis avec moi, même si elles sont bien plus rares qu’il y a trente ans. Aujourd’hui, l’idée qu’on puisse lire un album à un enfant qui parle peu ou pas du tout est largement acceptée. Mais certains adultes sont intimidés, n’osent pas, imaginent ne pas savoir faire. Le pari de l’association nordiste – et de bien d’autres en France –, c’est qu’en découvrant le plaisir qu’ont leurs enfants à écouter une histoire lue à voix haute pour eux, ces parents s’enhardissent à faire pareil à la maison.
Car même sur les visages des bébés, il se passe quelque chose quand on leur lit une histoire. Isabelle Sagnet décrit les yeux qui s’éclairent, les jambes qui s’agitent, l’extrême concentration, l’attention, l’attente : “Parler ou raconter, ça ne sonne pas pareil, et ils s’en rendent compte.” Les récits, écrits ou oraux, les comptines, tout cela inscrit l’enfant dans une culture et donne du sens au monde dans lequel il grandit : cela l’humanise. La psychologue Sophie Marinopoulos, à la tête de la mission ministérielle “Santé culturelle de la naissance à 3 ans”, insiste : la “nourriture culturelle” est aussi importante que la nourriture alimentaire. La lecture est un élément clé du bain culturel qu’elle appelle de ses vœux : “Certains enfants baignent dans le récit, oral ou écrit, d’autres pas du tout ! À certains, on ne parle pas ou très peu. Or, tous élaborent leur langage parce qu’on leur parle. Parce qu’on leur parle, ils forment du sens, de l’imaginaire, du symbolique.”
Un livre, ça se touche
Oh, le joli livre est tout mâchouillé ! Lire, à 18 mois, ça se fait avec les mains, avec la bouche : un très jeune enfant découvre le monde de tout son corps. Tant pis si les pages s’abîment ! Les éditeurs ne s’y sont pas trompés, en les imprimant sur des papiers cartonnés épais. “Très vite, par mimétisme, note Isabelle Sagnet, les enfants acquièrent la capacité de tourner les pages, comprennent comment ça fonctionne.” Laurie, professeure des écoles en Petite section, confirme : “Parmi mes élèves, je peux vous dire quels sont ceux auxquels on ne lit pas de livres à la maison : ils ne savent pas les tenir, les prennent à l’envers, pendant que les autres tournent les pages dans le bon sens, montrent les images du doigt.”
Un livre, ça fait bouger
Sophia a 2 ans. Quand ses parents lui lisent une histoire, elle bouge, monte sur le lit, gigote, joue avec ses peluches. “Ça n’a pas l’air de l’intéresser !” s’agace son papa. Isabelle Sagnet souligne au contraire la façon très particulière qu’ont les tout-petits d’écouter : “Ce qui se passe à l’intérieur d’eux-mêmes se répercute dans tout leur corps. Souvent, ils sont en mouvement incessant, mais ça ne veut pas dire qu’ils n’écoutent pas ! Ils ont besoin de bouger pour écouter.”
Un livre, ça se regarde
Une petite main potelée se pose sur la page, comme pour dire : “Stop, ne tourne pas la page ! Je veux regarder cette image, elle est si belle !” Avec une attention et une concentration incroyables, l’image est “lue”. Les jeunes enfants lisent le livre par les images, ils plongent dedans, saisissent les détails, perçoivent les informations et les émotions qu’elles traduisent. Une compétence que nous, adultes, avons perdue, trop focalisés sur le texte, tournant parfois trop vite les pages !
Un livre, ça parle
Esther a 2 ans et demi. Au zoo, elle aperçoit un chameau et s’écrie : “Oh, un camélidé !”, faisant ainsi réagir les passants. Esther n’a pourtant rien d’un singe savant. C’est juste que son album préféré, La Chaise bleue, évoque un chameau accueilli par cette même exclamation… Les mots mystérieux, les jeux avec les sons, tout cela est fascinant !
Un livre, ça se relit
“Encore !” Le livre à peine refermé, on vous le réclame à nouveau. Tous les soirs, votre tout-petit va chercher le même album, que vous connaissez par cœur, à force. La répétition, tellement ennuyante pour les adultes, structure les enfants : entendre toujours la même phrase, goûter ses sonorités, apprécier les ruptures de rythmes, les silences… et se rendre compte aussi que quel que soit l’adulte qui lit, l’histoire reste la même. “Dès 8-9 mois, ils perçoivent que les petits signes noirs sur la page sont signifiants, décrypte Isabelle Sagnet. Et que leur sens ne change pas selon le lecteur. Ils saisissent la permanence du texte écrit.”
Un livre, ça relie
Le moment de la lecture sur les genoux est unique. Autour du livre, entre l’histoire, le parent et l’enfant, quelque chose de très fort se noue. Déjà, le parent se rend pleinement disponible, il ne fait pas autre chose en même temps. Et puis, c’est un temps gratuit, un temps d’évasion durant lequel, en proximité physique, on va partager des émotions et du sens. Quand l’enfant réclame “Encore !”, c’est aussi cette complicité qu’il veut retrouver. “Ce qui compte avant tout pour l’enfant, c’est le parent, insiste Isabelle Sagnet. Peu importe que celui-ci ne mette pas le ton, chante ou lise dans une autre langue… Ça laissera des traces.” Plus tard, les enfants ne se souviendront peut-être pas de toutes ces histoires. Mais de ces moments partagés, oui.
Pour aller plus loin
• Bébé lit ! Ce documentaire présente le travail de l’association Lirenjeu dans des lieux d’accueil de la petite enfance à Genève. Observations et éclairages sur cette démarche peuvent nous aider avec nos enfants. Pour commander le DVD ou la VOD, c’est ici.
• Tout sur la littérature jeunesse, de Sophie Van Der Linden, Gallimard Jeunesse. Comment donner le goût de la lecture quand on est parent ? Ce guide, mêlant analyses et conseils de lecture, est une référence en la matière !
“Le livre, lien précieux entre l’enfant et l’adulte”, supplément pour les parents du magazine Popi n°423, novembre 2021. Texte : Anne Bideault. Illustrations : Liuna Virardi.
À écouter, à regarder
• “La pause parents”, un podcast de Pomme d’Api. Dans l’épisode 10, Sophie Marinopoulos, psychologue et psychanalyste, répond à la question “Pourquoi donner le goût des livres aux enfants ?”
• Margaud Liseuse – maman youtubeuse – nous livre son expérience et ses trucs pour que la lecture avec les enfants soit un bonheur partagé sur la chaîne YouTube de Pomme d’Api