Du youtubeur dans sa chambre au média mondial, l’info circule à toute vitesse sur YouTube. Mais comment est-elle produite ? Comment s’y fier ? Qui se cache derrière les chaînes du journal Le Monde ou d’Hugo Décrypte ? Dans son numéro du 1er mars, Phosphore plonge dans les coulisses de l’info sur YouTube….
Sylvqin : des enquêtes fouillées
Sylvqin préfère se présenter comme un youtubeur. “Journaliste, ça formaliserait trop.” Pourtant Sylvqin en a tous les réflexes. C’est lui qui a trouvé qui se cachait derrière la chaîne Lama Fâché en se posant les bonnes questions, à commencer par la première : pourquoi traiter ce sujet ? “L’idée n’était pas de donner l’identité de gens qui voulaient rester anonymes. Je voulais comprendre qui se cachait derrière cette chaîne qui cartonne, comment elle fonctionne… Et montrer qu’on peut retrouver des gens sur Internet, même quand ils font tout pour ne pas être reliés au contenu qu’ils publient.” Il a enquêté pendant plus d’un mois avec un ami cartographe “capable de relier les infos entre elles, en réalisant des schémas et des organigrammes.” Internet est le terrain de jeu favori de Sylvqin depuis qu’il est tout petit. “À 10 ans, j’avais déjà un ordi et je passais trop de temps dessus. Quand l’Internet illimité est arrivé, mes notes ont dégringolé !”
Après le bac, il enchaîne avec un DUT Informatique puis un contrat pro dans une agence de communication où il réalise beaucoup de montages vidéo. Il devient salarié de Golden Moustache, mais quitte tout en 2017 pour se consacrer à sa propre chaîne. Afin d’assurer ses arrières, il est social media manager en freelance. “Une vidéo peut payer mon loyer pendant deux mois comme ne me rapporter presque rien.” Ne pas compter sur les vues et les partenariats lui permet de choisir ses formats en gardant la main sur son contenu. Pour enquêter, il utilise la technique de renseignement de l’OSINT (Open source intelligence). Il s’agit de faire parler Internet en retrouvant les données qui n’apparaissent pas immédiatement ou carrément enfouies.
Dans sa première enquête, Sylvqin parvient à remonter jusqu’à l’homme qui l’a harcelé pendant des mois sur Internet avec son meilleur ami. Mais la vidéo dont il est le plus fier est celle sur le plagiat dans la presse. “Le sujet était ambitieux !” avance-t-il. D’ailleurs Sylvqin est sorti de sa chambre pour interroger le patron de Lafont Presse accusé de publier des magazines avec des articles recopiés. “Je lui avais demandé une interview en pensant qu’il déclinerait. Mais il m’a répondu et je me suis retrouvé dans son bureau à lui poser des questions pas très agréables.” Sylvqin lui a ainsi donné la possibilité d’exercer son “droit de réponse”. La base dans une enquête journalistique.
Brut : des vidéos inspirantes
À la tête de Brut, des anciens de la télé (deux producteurs, un rédacteur en chef), qui ont décidé de s’affranchir des contraintes du petit écran. “Il y avait des pans entiers de conversations qui se déroulaient sur les réseaux sociaux auxquels les médias ne s’adressaient pas. On a décidé d’investir ce territoire inexploré”, raconte Laurent Lucas, directeur des rédactions. C’est ainsi que sont nées des vidéos sur mesure pour Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat et maintenant TikTok. Et un format reconnaissable : du texte pour regarder sans le son, des témoignages face caméra pour capter l’attention et des vidéos courtes qui se commentent et se partagent. Trois ans après son lancement, Brut emploie plus de 140 personnes entre Paris et New York. Les équipes indiennes et japonaises sont installées dans la rédaction parisienne. Pour Brut, l’info s’est mondialisée, comme tout le reste. “L’environnement, le féminisme… c’est universel”, partage Laurent Lucas.
En pénétrant chez Brut, on se sent comme dans une ruche, des rangées de jeunes pros s’activent devant leurs écrans. Il y a un pôle dédié aux vidéos Snapchat et Instagram, un pour les vidéos sur l’environnement, une équipe de community managers, de monteurs, de documentalistes, de graphistes, un pôle pour les interviews des personnalités, une équipe de production et le pôle Brand Content qui réalise les vidéos sponsorisées. “Nous travaillons avec des marques qui correspondent aux valeurs de Brut. Il y a des vidéos qu’on pourrait faire sans ces partenariats, car le sujet est intéressant, et il y a des marques avec lesquelles on ne travaillera jamais”, explique Laurent Lucas sans les citer pour autant. C’est ainsi qu’en scrollant la page Facebook, on trouve une vidéo d’une employée qui a quitté un grand groupe cosmétique pour une petite marque “engagée”. Avec le lien vers le site de la marque en plus ! Ce qui n’empêche pas des contenus plus ambitieux.
Le grand reporter, Charles Villa a été embauché pour développer le format documentaire sur YouTube et “travailler avec les vidéastes du web”. Il a emmené Cyrus North au Liban, Dirty Biology en Afghanistan. “J’en suis fier car sur YouTube il y a peu de contenus sur les zones de guerre et les crises humanitaires.” Ces reportages sont chers car ce type de sujets est souvent démonétisé afin de préserver les annonceurs qui n’ont pas envie d’y être associés. Et Charles Villa nous le rappelle : “Les youtubeurs n’ont pas accès à ces endroits s’il n’y a pas un média derrière eux.”
Le Monde contre les fake news
Le journal Le Monde, quotidien de référence en France, a lancé sa chaîne YouTube en 2017. Avant, les vidéos servaient à compléter les articles du site Internet. Aujourd’hui, c’est un service à part entière. Les dix journalistes de la chaîne sont vidéastes, capable de réaliser leur vidéo de A à Z. Trois motion designers créent les animations. À la tête de l’équipe, Charles-Henry Groult est épaulé par deux adjoints. “La chaîne a été lancée pour élargir le public du journal Le Monde, toucher un public plus jeune et connecté”, raconte-t-il. Aujourd’hui, YouTube, c’est la porte d’entrée du Monde. Les abonnés de la chaîne ne sont peut-être pas abonnés au journal ou au site, mais ils pourraient le devenir. “Notre ambition, c’est de montrer le niveau de qualité des infos du Monde. On essaie d’expliquer des sujets compliqués ou sensibles comme les violences policières, le conflit israélo-palestinien… Rien n’est simple dans le monde aujourd’hui. On a les moyens et le temps de décrypter et d’enquêter, c’est ce qu’on peut apporter.” Charles-Henry Groult ne revendique pas l’objectivité. “On porte un regard sur nos sujets, c’est ce qu’on appelle un angle en journalisme. Mais on est impartial, on ne prend pas partie, on ne donne pas notre avis.”
Le Monde se doit d’être fiable, dans son journal comme sur sa chaîne. “Nous n’avons pas de contrainte d’audience mais nous devons tenir nos exigences de fond et donc tout vérifier. La vidéo ”Que veut la Russie de Poutine ?” représente un mois de travail pour deux personnes. Chaque vidéo est revue par au moins trois personnes. Et quand on arrive à la finalisation, il y encore des dizaines d’échanges. La vidéo publiée est souvent la sixième ou la septième version.”
Chaque image est questionnée, vérifiée. “Les images de l’assaut contre Al-Baghdadi, le chef de l’État islamique, viennent de l’agence de presse Reuters. C’est une agence d’une très grande fiabilité qui avait vérifié les images. On les a restituées dans leur contexte en indiquant qu’elles avaient été tournées par l’armée américaine et qu’elles avaient sans doute été choisies dans un but de propagande.” Les images qui arrivent des réseaux sociaux sont aussi épluchées. “Il y a plein de façons de vérifier si une photo est vraie : les métadonnées d’un téléphone peuvent indiquer l’heure de la prise de vue, la géolocalisation. Bien sûr, ce n’est pas toujours fiable donc il faut tout recouper. On contacte les gens qui étaient sur place, on regarde si la météo du jour est raccord avec le temps qu’il fait sur l’image, si le modèle de portable est compatible avec la photo prise, etc. Et si on n’est pas sûrs, on ne publie pas.”
La chaîne a reçu des fonds de la part de YouTube et Facebook qui ont décidé de soutenir des médias pour lutter contre le gros problème du moment, la diffusion des fake news. “Elles n’ont aucun droit de regard sur le contenu”, précise Charles-Henry Groult. Si la chaîne s’appuie sur la force du groupe Le Monde, elle cherche aussi des moyens de financement. Car les vidéos sont gratuites à regarder mais leur production a un coût (le salaire des équipes, les déplacements, le matériel). “Nos journalistes n’ont et n’auront jamais de relation avec une entreprise privée, assure Charles-Henry Groult. Nous ne faisons pas de placement de produit, pas de vidéos à la demande des marques. Par contre, on aimerait proposer à des marques de soutenir des vidéos déjà réalisées. Là, par exemple, on sort une série sur le rap. On va voir des entreprises comme Nike pour savoir si ça les intéresse d’y être associées. Mais elles ne peuvent pas intervenir sur le contenu.” Et d’ajouter : “De façon générale, aucune personne extérieure aux rédactions du Monde n’intervient sur le choix des sujets. Et s’il y a des coups de fil de gens puissants mécontents, je ne suis même pas au courant. Il y a un barrage total de la direction pour préserver les journalistes des pressions.”
Charles-Henry Groult entend la méfiance envers les journalistes mais il reste fier de ce métier. “Il existe depuis plus de 20 ans, il a permis de révéler des scandales, de mettre les responsables politiques face à leurs engagements. C’est certain que le monde va mieux quand les gens sont informés.”
Hugo Décrypte : pour comprendre l’actu en 5 min
Depuis un an, Hugo a des locaux. Enfin, une pièce de la taille d’une chambre avec quatre bureaux. Au fond, Benjamin, journaliste, vient de signer un CDI. Le premier de la société d’Hugo Décrypte. Les autres (monteurs, journalistes) travaillent en freelance pour les différents projets du youtubeur. “Youtubeur, le mot me va. J’ai commencé ma chaîne en rentrant à Sciences Po car je trouvais qu’il y avait peu de contenus sur l’actualité et la politique. Et je me demandais comment en parler à ma petite sœur de 15 ans. Aujourd’hui, je gère aussi les partenariats, le travail d’une équipe… Ce n’est pas le travail d’un journaliste. La profession est décriée en ce moment, mais ce n’est pas la raison pour laquelle je n’utilise pas ce terme.” Hugo Décrypte a bénéficié du fonds YouTube pour financer ses vidéos, et notamment son reportage en Amazonie. Yahoo va aussi financer une série qui apparaîtra sur la chaîne d’Hugo et sur la page d’accueil du moteur de recherche.
Le jeune homme de 22 ans a aussi recours à des partenariats rémunérés. “Je les choisis en fonction de leur intérêt éditorial. Par exemple, l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) nous a proposé un partenariat pour parler des déchets nucléaires. Mais le sujet est trop politique, c’est un débat de société. L’agence va dire que c’est la meilleure des solutions, mais il faut aussi aller voir des antinucléaires. Nous avons donc refusé et nous traiterons le sujet en donnant la parole à l’Andra comme à Greenpeace.” En revanche, il a accepté un partenariat avec Schindler Electronics pour une vidéo sur les usines du futur. “On pose la question de l’avenir du travail, du développement de l’intelligence artificielle… et on utilise des images de l’usine Schindler considérée comme futuriste. Ce n’est pas la dimension qui me plaît le plus, mais il faut payer l’équipe.” En un an, le nombre d’abonnés à sa chaîne a quasiment doublé. Difficile de dire pourquoi : la stabilisation de son équipe, l’interview d’Emmanuel Macron en mai dernier… ? Il assure n’avoir reçu aucune pression.
“Mon contenu ne vit pas grâce aux interviews de politiques. Si je recevais des pressions, je n’aurais aucune gêne à le dire, je ne dépends pas d’eux. Ça m’est déjà arrivé de recevoir le texto d’un politique qui réagissait à une actu postée sur Instagram. Je peux lui expliquer ma démarche. Ça s’arrête là.” Hugo Décrypte voudrait éclaircir son positionnement. “Souvent on me dit : “C’est super parce que tu es neutre.” Mais on n’est jamais neutre, choisir un sujet c’est déjà décider qu’il est plus intéressant qu’un autre. Il y a un enjeu de transparence, d’expliquer comment on fonctionne, les coulisses.” Tout juste sorti de ses études, il se sent investi par deux missions : informer les jeunes et les inciter à s’engager… une fois qu’ils sont informés.
Les questions à se poser pour ne pas se noyer dans le flux
La vidéo est-elle sponsorisée ?
Les chaînes ont la possibilité d’intégrer l’encart “Inclut une communication commerciale” dans une vidéo. Mais tous les youtubeurs ne le font pas, ils le glissent parfois juste dans la barre d’infos. Sur Facebook et Instagram, regarde s’il est mentionné en gris ou en petit au-dessus du post : “Partenariat rémunéré”. Parfois les influenceurs posent juste un discret hashtag #ad.
À qui appartient la chaîne ?
Les chaînes d’info du service public sont signalées par un lien renvoyant vers leur fiche Wikipédia (Radio France et France Info, Radio Canada, RTS en Suisse). Certaines chaînes appartiennent à des industriels (Vincent Bolloré possède Canal+ et Clique TV), des partis (Canal Fi est le média de la France insoumise menée par Mélenchon) et même des pays. RT France est ainsi financé par l’État russe, AJ+ est la version jeune de la chaîne de télé Al-Jazeera qui appartient à la famille royale du Qatar. Le badge “validé” garantit uniquement que vous êtes bien sur la chaîne officielle d’un youtubeur, d’un média ou d’une marque.
Qui te parle ?
Pas toujours facile de le savoir au premier coup d’œil. Le Fil d’Actu, par exemple, est une chaîne qui propose une alternative au JT des télés. Elle nous promet que sa mission est de “donner du sens à l’information”. Savoir qu’elle est tenue par d’anciens militants ancrés très à gauche et que leur chaîne est aussi le fruit de leurs réflexions donne un éclairage à leur contenu. À l’autre bout du YouTube Game, Le Raptor livre ses “Raptor News” en assumant d’être “haut sur l’échelle de la haine”. Savoir qu’il est adoubé par une partie de l’extrême droite, bien qu’il en refuse l’étiquette, permet aussi de comprendre à qui l’on a affaire.
Comment es-tu tombé(e) sur ce contenu ?
Le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) a mené une étude pour essayer de comprendre comment fonctionne l’algorithme de YouTube qui nous recommande des vidéos à partir de celles que nous visionnons. Il a constaté que l’algorithme avait tendance à recommander les vidéos qui expriment le même point de vue. Il pointe ainsi un risque de “chambre d’écho”, soit la répétition d’une même idée qui conforte l’internaute dans ses certitudes. Au bout de la troisième vidéo proposée en lecture automatique, il a remarqué que les recommandations ont tendance à dévier du thème de départ pour proposer des vidéos plus récentes et populaires. YouTube a répondu que son moteur de recommandation avait “considérablement évolué” depuis l’expérience du CSA en 2018.