Les filtres se sont imposés sur les réseaux sociaux. Certains, comme le Bold Glamour sur TikTok, transforment carrément les visages en fabriquant des canons de beauté irréalistes. Est-il encore possible dans ces conditions de se trouver belles et beaux ? Si votre ado en doute, cet article du magazine Phosphore devrait l’aider à prendre de la distance !
- Téléchargez et partagez avec votre ado l’article : “Comment s’aimer sans filtres ?”, Phosphore n°568
“On peut relativiser les canons de beauté”
- André Gunthert. Maître de conférences en histoire visuelle à l’École des hautes études en sciences sociales.
« Les standards de beauté sont probablement aussi vieux que l’Antiquité. À partir de la Renaissance, les sculpteurs assemblent des morceaux de corps pour représenter un corps idéal, qui n’existe pas. Les corps sont beaux mais on sait que ces statues sont idéalisées par les artistes. Au XIXe siècle, il y a encore des normes de beauté, mais elles ne sont pas transposables à tous : on est plus tolérants, il y a plus de variations, de différences et de caractéristiques physiques. Ce n’est pas ressenti comme problématique qu’on soit bien en chair ou très maigre.
Dans les périodes récentes, les standards sont devenus plus intrusifs. Le fait qu’on puisse les appliquer à travers un simple filtre, c’est inédit. Le problème commence là, quand ce rapport à la norme est perçu comme une obligation, qu’on tombe dans le fantasme de ressembler à un corps qui n’est pas le nôtre. C’est ce qui s’est accentué à partir du XXe siècle, avec la multiplication des images, des publicités, des stars de cinéma et la démocratisation du sport. Les normes de beauté sont devenues de plus en plus fortes.
Nous avons trop été nourris par des photos irréelles, retouchées, des publicités et des filtres qui n’ont plus de valeur. Aujourd’hui, on est en train de s’en éloigner : on apprend aux IA à repérer des images trop conventionnelles, avec un grain de peau trop lisse, trop belle. Et c’est tant mieux, parce que ça peut contribuer à valoriser les imperfections comme les taches de pigmentation, les taches de rousseur ou les ridules sur le visage. »
“On peut cultiver sa différence”
- Michaël Stora. Psychanalyste spécialisé dans les mondes numériques
« L’adolescence est une période où le visage change et on ne se sent pas toujours très à l’aise. On construit son image aussi, on s’aime beaucoup dans le regard de l’autre, on a besoin d’être validé, non plus seulement par ses parents, mais aussi par les gens de son âge. Avant, cette construction se faisait dans la rue, à l’école, dans les soirées. Maintenant, elle se fait aussi sur les réseaux sociaux. Ces filtres, qui montrent une image idéale de soi, peuvent contribuer à créer une addiction et une vision complètement déformée de son propre visage.
Cette vision peut entraîner un trouble comme la dysmorphophobie : quand on s’imagine des défauts physiques importants et qu’on bloque dessus. Cela entraîne des complexes irrationnels et des comportements parfois dangereux. On pense que quelque chose dans son corps est à l’origine de nos angoisses et nos problèmes. En utilisant ces filtres, on a l’impression de masquer les changements en cours dans son corps. On a envie de ressembler à son apparence filtrée, avec la culpabilité de ne pas y arriver. C’est une manière de s’éviter. Mais ce serait trop facile de dire : “Aimez-vous sans filtres, vous êtes beaux à l’intérieur !” En réalité, être beau n’est pas signe de bien-être. Quand on interroge des personnes “belles”, on se rend compte qu’elles ne vont pas toujours très bien, parce qu’elles sont un peu prisonnières d’une image.
La solution ? Développer sa curiosité au monde au-delà de son image, arriver à dépasser l’obsession de son apparence et sortir de cette idée que l’apparence est l’unique moyen de se sentir aimé. Il faut cultiver sa singularité : on a des mots, des actions qui ne passent pas uniquement par l’apparence. Quand on se sent bien, on attire plus le regard, on rayonne, on a plus d’assurance. On a de l’intérêt, au-delà d’une belle apparence ! »
“On peut essayer d’assumer qui on est”
- Chloé Bidault alias The Ginger Chloé. Créatrice de contenus.
« Quand ces filtres sont arrivés, sur Snapchat puis Instagram, je les utilisais quand je publiais une story, parce que j’avais l’impression que mes abonnés allaient préférer me voir avec, me trouver plus jolie. C’était une manière de me camoufler, j’avais l’impression de correspondre aux standards de beauté : une peau lisse, des lèvres pulpeuses, un nez fin…
Je n’assumais pas qui j’étais vraiment, j’étais très complexée par mon acné. Je préférais me cacher derrière le masque que représentent ces filtres. Ça a été thérapeutique de voir des photos de moi au naturel, car je me suis confrontée à une réalité que j’avais envie de fuir. Parfois, je suis fatiguée, j’ai des cernes, des boutons d’acné : c’est la vraie vie. Ça m’a aidée à me sentir mieux dans ma peau. Et mes abonnés m’ont remerciée de leur montrer un vrai visage qui vit.
Quand j’ai vu le mouvement body positive arriver sur les réseaux, ça m’a fait réfléchir : je ne voulais plus laisser mes complexes me gâcher la vie. J’ai commencé à poster du contenu basé sur l’acceptation de soi, de son corps, la santé mentale… Je me suis mise à beaucoup parler de mon combat contre l’acné. Les filtres ont un impact dans la vie réelle. On se sent peut-être plus beau sur le moment, mais à long terme, s’habituer à se voir uniquement à travers un filtre peut créer des complexes.
Notre œil s’habitue à une réalité qui n’existe pas. Surtout que, sur les réseaux sociaux, tout le monde en use et abuse. Donc, quand on débarque sur ces plateformes, on se retrouve confronté à des images embellies toute la journée. Qu’on ait 10 ou 100 000 abonnés, on a une influence sur son entourage. On peut tous décider de se passer des filtres ! »
“Et si on laissait sa peau tranquille ?”
- Fabien Chevalier. Maître de conférences au laboratoire de biologie tissulaire et d’ingénierie thérapeutique (LBTI) à l’université de Lyon 1.
« Notre peau, c’est un peu comme notre passeport : sans mots, sans échanges, on est capable de voir l’état général de quelqu’un, simplement en regardant sa peau. Les filtres biaisent cette analyse. Sous l’épiderme, il existe tout un réseau vasculaire ramifié qui est responsable des variations de la peau : quand on rougit, quand on a chaud, quand on est malade et qu’on est pâle…
Ce n’est pas pour rien que toutes les émotions passent par le visage. On peut aussi estimer l’humeur ou encore l’âge d’une personne uniquement en regardant les traits de son visage, comme les ridules du sourire par exemple. Finalement, la peau reflète nos vies. Si on zoome au niveau microscopique, elle est ondulée comme des vagues, pleine de zones sensorielles dans les creux de ces vagues notamment.
La pigmentation de la peau aussi n’est pas homogène, du fait de la répartition des cellules, les mélanocytes, qui produisent la mélanine. Sans compter les follicules pileux (les poils) et les glandes sébacées (responsables des boutons d’acné) qui se développent à l’adolescence. Tout ça, personne ne peut y échapper, c’est un processus naturel. C’est dommage de cacher un organe aussi dynamique et important derrière des filtres qui montrent des peaux lisses. D’autant que, physiologiquement, ces peaux ne peuvent pas exister. »
Bold Glamour, aussi réaliste qu’irréel
Ce filtre TikTok a été utilisé plus de 150 millions de fois et le hashtag #BoldGlamour génère plus d’un milliard de vues. La promesse ? Un visage presque « parfait » : des yeux en amande, des pommettes saillantes, des traits du nez plus fin, une peau lisse et une bouche pulpée.
Surtout, quand le Bold Glamour est activé, le visage est totalement transformé, peu importent nos mouvements. Car, contrairement aux autres filtres 3D sur Snapchat ou Instagram, Bold Glamour « évalue mieux les tailles, sait ajuster le visage en fonction des données », explique Luke Hurd, spécialiste de la réalité virtuelle, dans un épisode du Dessous des images sur la chaîne YouTube d’Arte.
Autrement dit, les filtres comme Bold Glamour sont plus intelligents car ils utilisent une technologie des « GAN, ou réseaux antagonistes génératifs ». Cette technologie va mettre « face à face deux masses d’images, les faire se battre en elles pour en former une nouvelle ». Le filtre va « compiler des images de pommettes, de lèvres, de fronts, de couleurs de cheveux et de tous ces fragments minuscules qui forment un visage. Il compare en temps réel les données du visage sur l’écran à celles qui ont été collectées. La façon dont elles se mélangent donne ce qu’on voit sur le téléphone », détaille Luke Hurd. Un résultat issu de la fusion de milliers de pixels, aussi réaliste qu’irréel.
- En coulisses : Coupée du monde et d’Instagram pendant 30 heures à cause de la tempête Ciaran, notre journaliste a médité en bouclant cet article. Elle a repensé à l’ado qu’elle était, qui se trouvait moche et qui pensait qu’elle n’arriverait à rien avec ce visage. Si vous la lisez et que vous pensez ça de vous, elle voudrait vous dire que c’est faux : elle fait aujourd’hui le métier de ses rêves.