Le Moyen Âge avait l’amour courtois, le XVIIIe le marivaudage, le XIXe l’amour romantique, le XXe le flirt. Et le XXIe, le crush… Si vous avez un·e ado à la maison, vous avez déjà forcément entendu ce mot. Que signifie-t-il vraiment ? Phosphore, le magazine Bayard Jeunesse des lycéens et lycéennes, a recueilli des témoignages d’adolescent·e·s et interrogé des experts pour percer les secrets de ce sentiment amoureux inclassable…
Nos experts
Merci à Christine Détrez, sociologue et autrice de Crush, Fragments du nouveau discours amoureux (Flammarion), Aurore Malet-Karas, docteure en neurosciences, sexologue et autrice de Cerveau, sexe et amour (Human Sciences).
Le crush est dans la tête
Témoignage : « Je ne suis jamais tombée amoureuse, mais j’aime bien avoir plein de crushs. Je n’ai pas envie de me mettre en couple avec quelqu’un alors que je sais que ça n’aboutira à rien. Se mettre en couple, c’est trop fort, ça demande trop de confiance, je n’ai pas de temps à perdre pour des amourettes de deux semaines. Je n’ai pas besoin de ce rollercoaster d’émotions. » Ambre
Le crush, c’est un peu un mot-valise. Il peut désigner l’attirance physique pour une personne ou un coup de cœur sur une personnalité, ou encore une attirance passagère pour quelqu’un. C’est un peu un amour imaginaire, qu’on construit dans sa tête. Pourtant, pour définir le crush, mentionner le mot « amour » est déjà trop fort. Car le crush permet de se tenir à distance du mythe du grand amour et du couple. Comme si l’amour était un concept bien trop important pour être utilisé et pensé à la légère. Le crush, lui, dédramatise les sentiments, aide à se construire dans ses émotions. Grâce à lui, d’une certaine manière, on apprend à faire le tri dans ce que l’on ressent.
Le crush reste secret
Témoignage : « J’ai eu un crush sur un nouveau du lycée. Il s’est intégré à mon groupe de copains, on traînait ensemble sans réellement se parler. J’en avais parlé à mes amies et à un autre ami, qui était devenu pote avec mon crush. Un beau jour, le clown de ma classe vient me voir et dit très fort : “Je suis au courant que tu as un crush sur ce garçon.” Mon crush savait. J’en ai eu mal au ventre. Ça m’a tellement énervée, car je savais qui avait vendu la mèche, sans faire exprès. Mon crush a cru que j’étais attirée par lui, alors que pas du tout, c’était juste un crush ! » Ambre
Le crush est secret, enfin plutôt « semi-secret ». Les sentiments éprouvés sont cachés à la personne concernée, mais ils ne le sont certainement pas à ses ami·e·s ! D’un coup, le crush devient un outil pour renforcer ses amitiés. C’est un sujet de conversation important, on peut s’amuser avec, créer des stratagèmes, échanger des conseils… On finit par savoir, au fur et à mesure, à qui on peut tout dire, affiner son cercle de confiance. Dans l’histoire, Ambre est déçue, pas forcément parce que son crush connaissait ses sentiments, mais parce qu’elle a été trahie par son pote.
Le crush a un surnom
Témoignage : « L’étape du surnom est très importante ! On se prend la tête avec mes copines. Il ne faut pas qu’il y ait de lien trop explicite, mais qu’il soit compréhensible et drôle. Par exemple, on avait deux crush, on les a appelés Dadju et Travis Scott parce qu’ils chantaient. On a toutes une note dans notre téléphone pour se souvenir du nom de chacun, sinon on se perd comme on est six. » Valentine
Témoignage : « C’était “le jerk” tout simplement parce que dans la chanson Le Jerk de Thierry Hazard on peut entendre son prénom. » Mathilde
Comme le crush est secret pour le reste du monde, mais reste un sujet de conversation entre proches, il faut trouver des stratagèmes. Le surnom, c’est comme le morse ou les messages cryptés, indispensable pour parler incognito de son crush à ses ami·e·s. L’utilisation du surnom évite que la personne en question se reconnaisse, mais surtout, il exclut tout le reste du monde, qui n’est pas censé être dans le secret. Finalement, se creuser la tête collectivement pour trouver un nom de code est peut-être juste drôle mais il sert aussi à renforcer le sentiment d’appartenir à un groupe.
Le crush se stalke
Témoignage : « On a créé un compte Instagram dédié au stalkage de nos crushs, pour passer incognito. J’ai récolté toutes les photos que j’avais trouvées de lui, sur son Insta, sur le compte de son équipe de sport. J’en ai fait un album sur mon téléphone. » Ambre
Témoignage : « J’avais une crush, je l’avais appelée Pissenlit. Je ne lui ai jamais rien avoué, mais je likais tout ce qu’elle likait sur les réseaux ! » Juliette
Aujourd’hui, il y a une possibilité infinie grâce aux réseaux sociaux de rester connecté·e à son crush, sans même avoir à lui adresser la parole. Instagram permet de faciliter l’enquête, le stalkage. On peut y retrouver la vie de quelqu’un, ses goûts, on touche un peu de son intimité sans même le connaître. Plus vraiment de place pour le mystère… L’application veut que tu restes le plus longtemps dessus : son algorithme va identifier tes obsessions et satisfaire cette envie en mettant, en priorité, les stories des personnes que tu suis le plus. Internet est indissociable de la pratique du crush. Il s’inscrit dans une longue histoire de pratiques culturelles liées au sentiment amoureux : le Moyen Âge avait l’amour courtois, le XVIIIe le marivaudage, le XIXe l’amour romantique, le XXe le flirt. Et le XXIe, le crush !
Le crush est une obsession
Témoignage : « Mon premier crush était en 4e. Il y avait un garçon vraiment très beau dans ma classe. J’ai eu la chance d’être sa voisine pour l’aider dans certaines matières. On rigolait bien et on a fini par se rapprocher. Pour le voir plus, je m’étais inscrite au club d’échecs et au club de volley-ball, juste parce qu’il en était membre. » Mathilde
Témoignage : « J’ai vu que mon crush prenait la même ligne de métro que moi. À un moment, je faisais exprès de partir plus tôt de chez moi, pour le voir plus longtemps dans le métro. C’est drôle quand on y pense… » Valentine
C’est étrange, quand même, cette capacité à créer des stratagèmes pour voir son crush le plus souvent possible ! Pas si étonnant, si on s’attarde sur ce qu’il se passe dans le cerveau. Cette obsession, c’est un peu la faute de deux neurotransmetteurs. La dopamine qui s’active dans notre cerveau pour nous aider à mémoriser ce qui nous fait plaisir et nous amène à reproduire ce comportement pour ressentir la même sensation. Et la sérotonine qui est appelée à tort « l’hormone du bonheur ». Mais c’est aussi un neurotransmetteur qui va agir dans la régulation de l’humeur, par exemple. Au moment du crush, on peut avoir un shoot de sérotonine, à des taux parfois similaires à ceux des personnes qui souffrent de troubles obsessionnels et compulsifs. On va essayer de retrouver ces sensations, comme une récompense, en ayant cette personne dans sa tête à longueur de journée, quitte à essayer de la croiser coûte que coûte.
Le crush n’est pas réservé qu’aux filles
Avez-vous remarqué que l’intégralité des témoignages de cet article sont exclusivement féminins. Cela voudrait-il dire que les garçons n’ont pas de crush ? Mais non ! Les garçons aussi ont des crushs, mais ils ont été moins habitués à partager leurs sentiments. Les filles, elles, ont été biberonnées à l’idée qu’elles ne seraient heureuses qu’à partir du moment où elles auraient trouvé leur prince charmant. Avec, presque, l’obligation de n’exister que pour plaire aux garçons. Comme l’explique très bien Christine Détrez, dans son livre Crush, Fragments du nouveau discours amoureux, le crush reproduit à la perfection les stéréotypes de genre. Aux filles, l’intensité et le côté fleur bleue, aux garçons, le détachement amoureux.
Le crush évite de concrétiser
Témoignage : « J’ai crushé sur mon meilleur ami pendant un an. On s’appelait durant des heures, on se voyait après les cours, pour ne rien faire ou jouer à Minecraft. On se taquinait beaucoup, on était tactiles et je trouvais plein de signes au point d’avoir l’impression que c’était réciproque. Mais je ne voulais pas me faire de faux espoirs ou gâcher notre amitié. Je ne lui ai jamais dit. » Valentine
Le crush sert souvent de prétexte pour atténuer l’enjeu autour du sentiment amoureux et rendre le tout plus léger. C’est une étape de construction affective : quand on grandit, on doit apprendre qu’il existe des liens en dehors de ceux de nos parents. On doit apprendre à aller plus loin et les premiers émois amoureux, comme les crush, nous font sortir d’une zone de confort affectif. Pourquoi risquer de mettre en péril une amitié pour un sentiment passager ? On a peur d’être blessé·e, rejeté·e, ridiculisé·e. En résumé : on a peur de souffrir. Le crush nous rappelle qu’il n’y a pas d’obligation à concrétiser, c’est plutôt bien d’enrichir sa vie intérieure et de la nourrir de fantasmes.
Ça s’arrête quand, un crush ?
Témoignage : « J’ai déjà eu un crush, mais je n’ai jamais osé lui en parler, et finalement, je me suis rendu compte que je ne l’aimais pas plus que ça. » Jade
Le crush, même s’il est obsédant et relativement intense, n’est que passager et finit par s’éteindre à un moment. Il peut gonfler et dégonfler au gré de ses émotions. Il peut s’arrêter parce qu’on a arrêté d’y accorder du temps, d’alimenter l’imaginaire. Il suffit parfois de creuser et de réaliser que si on n’a jamais vraiment osé lui parler, c’est probablement parce que le sentiment n’était que passager. « Décrusher » peut aussi arriver quand nos amis ne valident pas la personne, un énième signe que le crush est avant tout une pratique culturelle et collective !