Depuis un an, l’IA a pris tellement de place dans nos vies, pour le meilleur et parfois le pire, qu’elle donne l’impression de tout savoir et de tout pouvoir. Et cela ne va pas s’arrêter en 2024. Pour aider les ados à bien l’utiliser, Okapi leur explique son fonctionnement et démêle le vrai du faux…
Savoir à coup sûr le temps qu’il fera demain, se rendre sans se perdre d’un endroit à un autre, identifier un air de musique dont on ne retrouve plus le titre… Pour toutes sortes d’activités, l’intelligence artificielle existe déjà depuis des années, et chacun(e) l’a adoptée dans son existence sans même s’en rendre compte…
Il n’empêche, depuis le lancement en novembre 2022 de l’application ChatGPT d’OpenAI, c’est l’intelligence artificielle générative – capable de générer des contenus à la demande – qui est entrée dans nos vies de façon fracassante. Difficile d’y échapper ! L’appli est visitée en moyenne 1,5 milliard de fois chaque mois dans le monde, et la facilité avec laquelle des millions d’individus se la sont appropriée, modifiant en un temps record leurs habitudes de vie ou de travail, restera comme l’un des faits marquants de 2023.
Or, si ChatGPT constitue pour beaucoup un atout inégalable pour mieux comprendre le monde et faire émerger de nouvelles découvertes dans un tas de domaines, il demeure pour d’autres un loup dans la bergerie, annonciateur d’une prise de pouvoir de la machine sur l’humain, doublée d’une menace potentielle pour nos emplois ou notre propre intelligence…
Comme souvent, la réalité emprunte sans doute à ces deux regards. Et comme souvent aussi, les plus jeunes, souvent à la pointe de l’innovation, ont fait partie des premiers utilisateurs de ChatGPT, immédiatement persuadés de son intérêt à court terme. Étudiants et élèves du secondaire, notamment, ont sauté sur l’occasion pour confier leurs devoirs (rédaction, traduction, exercice de maths…) à l’appli “miraculeuse”, avant même que leurs enseignants aient pu anticiper le phénomène… La tech au service de la triche : on a connu entrée en matière plus enthousiasmante ! Heureusement, on peut mieux faire…
À Okapi, la question s’est très tôt posée de la bonne façon d’utiliser l’intelligence artificielle dans notre travail et d’accompagner les ados dans leurs propres utilisations.
C’est ainsi que, pour accompagner l’entrée en 2024, comme on soulignerait l’entrée dans une nouvelle ère, nous consacrons notre première couverture de l’année à l’IA. Avec ce titre en forme de promesse : “2024 – Comment l’IA va rentrer dans ta vie”. Et, pour l’illustrer, cette image aussi improbable que joyeuse, inventée par une intelligence artificielle et signalée comme telle : un okapi portant chapeau et lunettes de soleil, dégustant un cocktail coloré dans un décor paradisiaque… Si peu “intelligente” et tellement “artificielle”, cette image, qu’on s’en amuse !
Pour générer une image grâce à l’intelligence artificielle, il faut d’abord la décrire. L’IA se base sur ce texte, appelé le “prompt”, pour créer un visuel. Magnus, notre directeur artistique qui a réalisé la couverture de ce numéro d’Okapi, a rédigé la formule suivante : “Portrait d’un okapi avec chapeau et lunettes de soleil multicolores buvant un cocktail coloré dans un décor de plage idyllique”. Il l’a rentrée sur un générateur d’images par AI, intitulé Bing. Et voilà le résultat !
Illustré de dessins d’humour, le dossier, lui, égraine en mode prédictif, mois après mois, les nouveaux usages de l’IA à hauteur d’adolescent : comment elle peut aider chacun(e) dans son travail – et pas le faire à sa place ! –, comment elle est susceptible d’améliorer nos moyens de transport, comment elle va révolutionner la pratique du jeu vidéo en ligne, etc. Sans omettre les mises en garde : oui, elle peut faciliter une surveillance généralisée des individus ; oui aussi, les algorithmes sur certains sites de vente en ligne sont conçus pour nous pousser à la surconsommation ; oui encore, elle est capable de saper la démocratie si on ne lui met aucun garde-fou. Un risque qui pointe, notamment, lors des prochaines élections américaines, en novembre.
En d’autres termes, Okapi pose d’emblée un double impératif : mettre en place ses propres règles d’usage, comme ne pas utiliser l’IA à tout va, ou mettre en place une signalétique claire quand une image publiée est générée par l’IA ; et faire que nos jeunes lectrices et lecteurs, qui vivront et travailleront avec cette nouvelle technologie, comprennent déjà son fonctionnement et sa vraie utilité, avec ses bons côtés autant que ceux qui doivent inciter à réfléchir.
Interrogée dans le cadre de ce premier dossier de l’année, la chercheuse au CNRS Laurence Devillers délivre aux adolescents ce précieux conseil de bon sens, qui est aussi une marque de confiance dans cette génération qui aura 40 ans en 2050 : “Ne pas avoir peur de l’IA, mais s’entraîner à l’apprivoiser.” Autrement dit, l’IA ne sera rien d’autre que ce que nous en ferons. Et à présent qu’elle existe, faire en sorte que chacun la maîtrise et l’utilise avec raison.
Jean-Yves Dana, rédacteur en chef d’Okapi
C’est quoi déjà l’IA ?
Contrairement à ce que suggère son nom, l’intelligence artificielle n’a rien… d’intelligent ! Elle ne réfléchit pas, ne ressent rien, n’interprète aucune info. L’IA repose sur des algorithmes : ces programmes informatiques entraînés sur de très nombreuses données. Par exemple, des milliers d’images de chiens pour apprendre à reconnaître un chien.
Deux techniques principales cohabitent. Dans le cas du “machine learning”, c’est l’humain qui entraîne l’IA. Il y a aussi le “deep learning”, quand l’IA continue à s’entraîner toute seule. Cette seconde technique permet de réaliser des tâches plus complexes. Pour autant, elle n’est pas plus “intelligente” que la première.
Janvier : l’heure des bonnes résolutions
Allez, c’est parti pour une nouvelle organisation ! Faire ses devoirs (à l’avance !) en s’aidant de l’intelligence artificielle, par exemple ? Bonne idée… à condition de bien s’en servir. Car si les IA génératives comme Bard ou ChatGPT peuvent produire un texte, leur seule ”intelligence” repose sur les statistiques : à partir d’un groupe de lettres, elles vont chercher celles qui vont avec, le plus fréquemment dans leur base de données. Elles ne comprennent donc rien à ce qu’elles écrivent ! Elles fournissent des informations, mais c’est à toi de les questionner et de réfléchir ensuite.
Février : du vrai bon son dans les oreilles
La musique prendra de la place dans ta vie… Et pour cause, le 4 février a lieu la cérémonie des Grammy Awards, l’équivalent des Oscars pour la musique. La chanson “Heart on my Sleeve” a failli figurer sur la liste des nommés, alors qu’elle a été créée grâce à une IA, entraînée à prononcer un texte avec les voix des chanteurs Drake et The Weeknd. Génial ? Oui, mais discutable. D’abord parce qu’avec ce genre de technologie, on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui. Ensuite, parce que les artistes ne sont plus “propriétaires” de leur talent ! Suite à une plainte de la maison de disques qui représente les deux chanteurs, le morceau a d’ailleurs été retiré des plateformes musicales.
Mars : avis de tempête, gare aux giboulées !
Pour mieux affronter la tempête, baisse la tête ! Ce conseil t’est offert grâce à l’IA, qui seconde les météorologues : celle-ci traite les tonnes de données générées par des modèles informatiques afin d’anticiper l’évolution des vents et leur force… Elle pourrait même aider à affiner les prévisions météo sur le long terme : des chercheurs français ont créé une IA pour prévoir les canicules jusqu’à un mois à l’avance !
Avril : réfléchir avant de surfer, cliquer, payer…
Le printemps s’accompagne d’une folle envie de consommation. Or, bizarrement, les sites marchands que tu consultes affichent des recommandations pour ce sweat dont tu rêves depuis des mois ! L’IA y serait-elle pour quelque chose ? Oui, bien sûr. Ces sites collectent des données sur chaque utilisateur (les produits regardés, les commandes…). Autant d’infos passées à la moulinette pour définir ce qui plaît à l’internaute, et le lui proposer à la visite suivante. L’IA est même souvent programmée pour mettre en avant des objets complémentaires – ou plus chers –, histoire de l’inciter à acheter davantage ! Bon à savoir, avant de cliquer sur tout ce qui se présente !
Mai : vive le futur champion !
Le PSG sera sacré champion de ligue 1 de foot ! Tu l’avais parié ? L’IA aussi ! En août 2023, Bard de Google annonçait que le PSG arriverait en tête, suivi de l’OM et de l’AS Monaco. Aurait-elle des dons de voyance ? Non, les IA ne peuvent pas plus prédire l’avenir que les horoscopes. En revanche, elles peuvent remonter le temps pour récolter les classements précédents, compiler les avis des sites spécialisés et les résultats de la saison. Et, au final, assembler le tout pour sortir un pronostic. Rendez-vous en mai pour voir s’il tombe juste !
Juin : du like et du follower en cascade !
Tel le soleil, tu vas briller à la belle saison grâce à un super post sur Insta ! Enfin, si l’IA le veut bien. Car c’est l’IA qui gère tes réseaux sociaux. Elle collecte les données des internautes et les oriente vers des comptes susceptibles de leur plaire. Pratique pour nourrir ses propres centres d’intérêt ! Mais risqué, aussi. À se laisser ainsi guider par l’IA, on finit par ne plus écouter, lire ou regarder que des contenus correspondant à ses goûts et ses idées, sans laisser de place à la critique ou à de nouvelles options. Le danger, c’est de s’enfermer dans sa bulle au lieu de s’ouvrir au monde.
Juillet : cap sur une île paradisiaque
L’été est là… Une partie de Club Koala pour se détendre ? Ce jeu vidéo, dévoilé mi-2023, invite à imaginer l’île de ses rêves. Sa particularité : le héros que tu contrôles peut discuter avec d’autres personnages, tous gérés par une IA. Comme si une sorte de ChatGPT animait chacun d’eux ! Du coup, de vraies interactions se créent au sein de ce petit monde. C’est la suite logique et spectaculaire de l’évolution des jeux vidéo qui reposent, depuis leur création, sur un échange entre le joueur et la machine. Mais il reste des barrières à poser sur ce qui peut être dit, ou pas : les concepteurs doivent veiller à ce que leur IA ne dérive pas dans des discussions racistes ou violentes… Et qu’elles restent cohérentes avec le jeu. Une discussion sur la dernière série qui cartonne en plein Moyen Âge, ça n’a pas de sens !
Août : Jeux olympiques sous surveillance
Un regard, de grands yeux noirs. Le visage de l’amour ? L’IA serait bien incapable de te laisser présager une telle rencontre. En revanche, cet été, elle va observer la foule de près, à travers les 4 400 caméras de surveillance positionnées dans les rues de Paris lors des Jeux olympiques. Celles-ci seront programmées pour détecter les déplacements, les attroupements, les bagages abandonnés…
En France, la peur de dérives, semblables à celles que l’on observe en Chine, où des centaines de millions de caméras suivent chaque passant à la trace, fait débat. L’utilisation de telles caméras dotées d’IA met en danger la liberté de chacun.
Septembre : smartphone et reconnaissance faciale… attention à ne pas trop changer de style !
À la rentrée, fais ce qu’il te plaît. Un changement de style ? Une nouvelle coupe de cheveux ? Le moment est venu de faire peau neuve. En douceur, tout de même : ton smartphone pourrait bien ne plus s’allumer ! Car oui, c’est bien une IA qui se charge de le déverrouiller si tu as choisi la reconnaissance faciale. Elle a mémorisé plusieurs caractéristiques de ton visage (distance entre les pupilles, forme du nez, de la bouche, etc.) et elle les compare avec l’image qu’elle reçoit lorsqu’un visage se présente à elle. Le hic ? Certaines IA peuvent être trompées par une simple photo !
Octobre : des trajets en 3D ?
Cet automne, tu pourrais prendre l’air plus que prévu. Une grève dans les transports risque de t’obliger à marcher ? Pas de panique : l’IA est là. Elle va aider ton GPS à rendre la planification de ton trajet encore plus réaliste. C’est en tout cas ce que prévoit Google, qui est en train de développer la Vue Immersive. Cette IA utilise des milliers d’images de caméras ou de satellites pour proposer une projection en 3D de l’itinéraire à emprunter, évoluant même en fonction de la météo du jour. On arrête peut-être les trains… mais pas le progrès !
Novembre : un petit jeu peut en cacher un autre
Souviens-toi que les apparences sont trompeuses. En ce mois de novembre, les Américains élisent leur Président et l’IA va forcément s’inviter dans la campagne électorale. Y compris pour fabriquer de fausses images ou de faux discours, qui seront diffusés sur les réseaux sociaux afin de décourager les électeurs ou d’influencer leur vote. Un péril pour la démocratie !
Heureusement, les journalistes et les “fact-checkers” compteront eux aussi sur l’intelligence artificielle pour débusquer ces manipulations. En France, des chercheurs ont créé une IA capable de repérer les chiffres donnés sur Twitter par les politiciens. Puis de vérifier automatiquement s’ils sortent d’une base de données connue et sérieuse. Ou pas.
Décembre : ça roule… vers l’avenir
L’année se terminera sur les chapeaux de roues ! Surtout si tu prends le bus 393 dans le Val-de-Marne (en région parisienne) : le premier bus entièrement piloté par l’IA sur une ligne classique. Des algorithmes analysent les infos récoltées par les caméras et les capteurs embarqués, et prennent les décisions qui s’imposent. Comme de s’arrêter devant un panneau Stop. Incroyable sur le principe !
Jusqu’alors, plusieurs expérimentations en France avaient été abandonnées, notamment parce que les IA étaient si prudentes que les véhicules n’avançaient pas ! Une question importante reste à régler : en cas d’accident, qui est responsable ? Celui qui a construit le véhicule ou celui qui l’a acheté ? Dans le doute, et pour rassurer les passagers, un chauffeur se tient pour le moment derrière le volant du bus 393, en mode surveillance.
Peut-on faire confiance à l’IA ?
Discuter avec un ordinateur peut donner l’impression que ses réponses sont objectives, honnêtes et justes. Pourtant, derrière chaque IA, se tiennent des humains, donc des biais qui orientent les échanges. La machine peut avoir appris à partir de données imparfaites, voire inexactes. Ainsi, ChatGPT ne fera pas la différence entre un fake et une publication scientifique. L’IA, selon son entraînement, peut même favoriser certains axes plutôt que d’autres. Donc non, on ne peut pas faire confiance à l’IA.
L’IA et le changement climatique
L’IA aide les climatologues à traiter d’énormes quantités de données et à affiner leurs prévisions. Mais en même temps, elle contribue au réchauffement climatique ! Des scientifiques ont calculé en 2019 que le seul entraînement d’une IA semblable à ChatGPT émettait autant de CO2 qu’un Français sur une trentaine d’années. Son utilisation est aussi très énergivore. La bonne idée ? Faire appel à l’IA pour des sujets vraiment importants… comme la sauvegarde de la planète ?
Deux questions à Laurence Devillers : “Il nous reste à apprivoiser l’IA”
Laurence Devillers est professeure en intelligence artificielle à Sorbonne Université et chercheuse au CNRS . Elle dirige la Fondation Blaise-Pascal et a écrit le livre “Les robots émotionnels”.
Qu’est ce qui attend l’IA en 2024 ?
L’Union européenne publiera, cette année, une loi qui encadrera l’intelligence artificielle. Avec des lignes rouges ! Interdiction de faire appel à l’IA pour manipuler les gens, pour détecter leurs émotions au travail… C’est indispensable pour limiter les usages malveillants ! J’espère aussi que bientôt, lorsqu’on posera une question à ChatGPT, le coût énergétique de la recherche s’affichera. L’idée est de ne pas utiliser l’IA pour n’importe quoi. En revanche, elle devrait faire progresser certains domaines, dont la médecine, en accélérant la recherche de nouveaux médicaments, en évaluant les risques de propagation d’une maladie, en établissant des diagnostics…
Un conseil pour mieux utiliser l’IA ?
Se rappeler que la machine n’est pas plus infaillible que l’humain. Il s’agit d’un outil et c’est de cette façon qu’il faut s’en servir. Blaise Pascal, un grand mathématicien français du 17e siècle, disait qu’il fallait agir avec raison dans l’incertain. Face à l’IA, ce principe fonctionne très bien : les machines proposent des réponses… incertaines. Et ces réponses nous amènent à réfléchir pour décider, au final, de ce que l’on en fait. En d’autres termes : ne pas avoir peur de l’IA, mais s’entraîner à l’apprivoiser.
- Une capsule pour y voir clair : La Fondation Blaise-Pascal a mis sur son site Internet de petites vidéos, à regarder avec tes profs ou tout seul, sur le bon usage du numérique et de l’IA. Elles abordent l’attachement aux écrans, la protection des données, le numérique et l’environnement…